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Université SORBONNE nouvelle Paris 3





Un séminaire CIRCE exceptionnel (15 février 2014)
Rencontre avec Cristina U. Ali Farah

Nous avons eu la chance de faire la connaissance de Cristina Ali Farah lors d'une rencontre organisée par Brigitte Le Gouez et Mia Lecomte, dans le cadre du séminaire CIRCE du 15 février 2014.

..............Cristina Ali Farah participe d'une jeune littérature transculturelle d'abord dite d’émigration, "de la migration" ou émigrée (Marchand, CIRCE), puis nommée "migrante" – notion qui est un calque de la catégorie américaine ("migrant writing") –, et que nous pourrions aujourd'hui qualifier de "inter-" ou "transculturelle" (Ehrhardt, Gnisci) ou encore "transnationale", comme le précise Brigitte Le Gouez en guise d'introduction.

C. Ali farah.......Cette littérature est un creuset linguistique et un véritable laboratoire marqué par des pratiques inter-sémiotiques (son, vidéo, musique…). La spécificité de ces auteurs, explique B. Le Gouez, consiste en ce qu’ils ont déjà une histoire « italienne » derrière eux – contrairement à d’autres italophones publiant en Italie). Mais cette histoire n’a pas encore été racontée, mise en récit, étudiée, en raison d’un rapport complexe entre histoire et historiographie dans un contexte post-colonial marqué aussi par la difficulté de remonter aux sources, écrites ou orales.

Entre Somalie et Italie
Mia Lecomte évoque le parcours biographique de Cristina Ali Farah avant de lui passer la parole. Elle vit aujourd'hui en Belgique, mais elle est née à Vérone. Sa mère était italienne et son père somalien. Elle a vécu à Mogadiscio, qu'elle a fui en 1991 en raison de la guerre civile. C'est en Italie qu'elle redécouvre une "africanité" indissolublement liée à la langue somalienne.
Cristina Ali Farah rappelle qu'elle a reçu une "éducation formelle" en Somalie dans une école italienne, où elle apprenait, par exemple, la géographie de l'Italie. Le poème Rosso (lu ainsi que sa traduction en français par Jean-Charles Vegliante) évoquent son départ traumatique de la Somalie lors de la guerre.
Cristina Ali Farah revient sur les modalités de sa venue à l'écriture : elle écrit en italien depuis l'adolescence. Lors de son départ de Somalie, elle a emporté un coussin, un voile et un dernier journal intime, trois objets qui deviennent des symboles du passage de la vie d'avant à la vie de diaspora. La valise du départ, rappelle Mia Lecomte, est un motif très récurrent dans la littérature migrante : on part avec des mots, ou sans, avec un coquillage ou avec un texte sacré... On pourrait en faire un inventaire à la Perec entre tous ces auteurs, remarque J.-Ch. Vegliante.
C. Ali Farah qualifie l'écriture créative de "luxe", quelque chose d'éminemment précieux et constituant en même temps un lien avec la communauté et la tradition. Après un long blocage (la menace de l'aphasie pèse aussi sur ses personnages), elle revient à l'écriture en retrouvant son père, ses cousins, et en renouant avec la culture somalienne. Elle raconte qu’elle avait perdu alors une lentille de contact ; elle voyait d'un œil corrigé et d'un œil myope : métaphore d'un dédoublement du regard et d'un jeu de vision entre proche et lointain.
Bien qu'elle soit reconnue en Italie surtout pour son roman Madre Piccola (Frassinelli, 2007), l'écriture poétique a un rôle essentiel pour Ali Farah. L'incipit de son roman montre d'ailleurs une écriture dense et s'approchant parfois du poème en prose. L'auteure explique que la question fondamentale qui l'intéresse est la suivante : que fait un individu quand il perd les coordonnées qui ont organisé sa vie (espace, temps...) ? Comment peut-il se reconstruire ? Ce sont, dit-elle, les relations qui permettent d'ancrer à nouveau sa vie. Ainsi, les trois personnages de Madre Piccola sont toujours en dialogue-monologue. 
Cristina Ali Farah raconte aussi qu'elle prenait beaucoup de notes lors de longues discussions au téléphone : elle réalise que malgré la distance, la proximité avec autrui n'est pas créée par un éventuel récit extraordinaire, mais bien par la narration du quotidien. Une autre expérience déterminante est la réalisation en Italie de nombreux entretiens avec des femmes issues de la migration. 

L'émergence complexe de la « littérature de la migration » en Italie
La discussion aborde maintenant la revue El-Ghibli (créée en 2003), à laquelle C. Ali Farah participe, et qui réunit au début différents écrivains et poètes – surtout africains, représentatifs de la première phase de l'écriture émigrée en Italie.
Mia Lecomte évoque alors son propre parcours de migration entre France et Italie, son père poète qui lui demande de traduire, et sa propre venue à l'écriture. C'est ce passage entre les langues vécu dès l'enfance qui influence sa recherche d'autres auteur(e)s migrant(e)s. Sa recherche n'est pas idéologique, explique-t-elle ; elle se fonde sur un amour du texte avant tout. Elle s'est ainsi spécialisée dans la correction et l'ajustement des textes en dialogue avec les auteurs italophones.
Mia Lecomte rappelle ensuite les difficultés rencontrées, les tensions idéologiques, la préparation complexe de sa première anthologie et la collection Cittadini della poesia, qui avait comme programme de mettre en relation les poètes italiens et les poètes italophones [les 5 volumes publiés sont dans le fonds CIRCE]. Elle suggère que la catégorie letterature della migrazione englobe des catégories sociologiques très différentes, y compris des « migrations privilégiées ».
Pour illustrer la complexité de ces questions (et notamment les résistances de la réception italienne), Mia Lecomte cite enfin un article de Dubravka Ugrešić, paru dans Nazione Indiana : l'auteure y soutient que l'identité nationale appliquée à la littérature est non seulement une étiquette traditionnelle mais aussi une stratégie contemporaine du marché éditorial. En effet, même à travers les encouragements politiques en faveur de la diversité, il existe une lutte féroce pour maintenir les limites nationales de chaque littérature. Les identités nationales (littéraires) européennes cachent de fait la zone grise de la littérature non-nationale, écrite par des auteurs aux cultures plurielles, qui grandit dans les interstices. J.-Ch. Vegliante signale à ce propos la parution du volume La patria degli altri (Rome, Sapienza), coordonné par Barbara Ronchetti.
 
La "traduction comme responsabilité"
Cristina Ali Farah revient sur sa propre situation entre les langues et entre les cultures, à partir de son double nom (Ubax Cristina). Elle a grandi dès l'enfance en tant que précoce "médiatrice culturelle", avec le poids que cela implique. En effet, depuis qu'elle est petite, elle est interprète pour sa mère, qui n'apprend pas le somalien. Peu à peu, elle pratique moins cette langue, mais commence à l'étudier et à la retrouver ensuite en Italie. Son père lui parle aussi en somalien, et parfois en un italien désuet. Un personnage de son roman dit : "vivevo la traduzione con un grande sentimento di responsabilità". 
Cristina Ali Farah et Mia Lecomte s'accordent pour dire que dans leur écriture elles perçoivent le "tic-tac" d'autres langues sous l'italien. Expression heureuse pour désigner la pulsation, le rythme d’un idiome dans – ou sous – un autre. Le personnage masculin de Madre Piccola invente des mots qui proviennent du somalien. Barney, le personnage le plus politique du roman, est caractérisé par une parole où le rapport entre les langues est subverti : la langue colonisée influence la langue coloniale. D’où la présence d'un glossaire à la fin du roman pour expliquer les mots issus du croisement entre italien et somalien.
Notre invitée Ali Farah lit enfin deux poèmes, dans une alternance entre lecture en italien et chant en somalien. Elle termine la rencontre en évoquant l'histoire de son deuxième roman, à paraître en août 2014. Nous avons déjà hâte de le lire.

E. Sc.